Les contes d'Eawy :
La Grande Odalisque aux Grandes-Ventes
Cette histoire aurait pu se dérouler dans n’importe quel village. D’ailleurs, le cirque Ravanesky allait partout, spécialement dans tout le Nord Ouest de la France.
Le directeur était quelqu’un de très pointu dans la direction de son cirque. Il était exigent, autoritaire, parfois dur. Malgré cette dureté, il réussissait tout ce qu’il voulait. Tous les artistes s’accordaient pour dire qu’il dirigeait le cirque d’une main de maître. Le cirque Ravanesky était le plus divertissant de la Haute Normandie. Le programme était varié et d’une grande qualité.
Ravanesky était terrible avec ses artistes. Plus il les aimait, plus il était exigeant, voir tyrannique.
Il partageait sa caravane avec une funambule, danseuse de corde, Eva. Elle travaillait dur pour être à la hauteur des exigences du directeur. Si elle partageait sa vie, elle n’en dégageait aucun avantage, bien au contraire. Chaque soir, elle était épuisée par les répétitions et les spectacles. Chacun de ses muscles étaient douloureux lorsqu’elle tombait morte de fatigue dans son lit.
Ravanesky allait d’exigences en exigences, chacune de plus en plus difficiles à réaliser. Entre sa vie d’artiste et sa vie de femme, Eva sacrifiait tout ce qui lui faisait plaisir. Son état d’épuisement devenait dramatique. Ravanesky ne voyait rien, il était totalement pris par son cirque.
Eva trouvait un peu de réconfort auprès des animaux de la ménagerie. Elle vouait une véritable amitié aux éléphants et aux singes. D’ailleurs, ils lui rendaient bien.
Gaspard, le plus vieil éléphant, lui avait sauvé la vie, dans le passé, en la rattrapant in extremis alors que Ravanesky lui avait demandé d’exécuter un saut périlleux arrière dans un exercice de funambulisme.
Eva se sentait bien avec les animaux, elle aimait cette odeur de fauve. Elle n’appréciait pas l’odeur aseptisée des gens bien pensant. D’ailleurs, elle s’en méfiait.
Ravanesky aimait-il Eva ? Nul ne saurait l’affirmer. Cependant, dans l’alcôve de la caravane, il lui susurrait des mots d’amour, disait l’adorer.
Mais était-ce l’aimer que de lui imposer des exercices de plus en plus difficiles et périlleux.
Eva ne se révoltait jamais. Elle subissait. Lui, il passait son temps libre dans les bras de maîtresses rencontrées à l’issue des spectacles. Etrange façon d’aimer sa femme ....
Sur le mur de la chambre de la caravane, Ravanesky avait mis une représentation du tableau d’Ingres : La Grande Odalisque. Il avait acheté ce tableau à un peintre miteux à Paris. Chaque soir et chaque matin, Ravanesky regardait La Grande Odalisque avec concupiscence. Son teint bi affolait ses sens.
Elle était le symbole de ce qu’il ne posséderait jamais. Il savait pertinemment qu’il ne séduirait jamais cette femme de papier, mais il ne pouvait s’empêcher de fantasmer.
Rapidement, Eva ne dit plus rien : les colère de Ravanesky étaient suffisamment terribles pour qu’elle n’ait pas envie de les déclencher. Elle savait pertinemment que si elle parlait du tableau, elle devrait subir son courroux durant des heures.
Ainsi était la vie du cirque Ravanesky…
Les animaux étaient de plus en plus proches d’Eva. Ils étaient indispensables à son existence et l’aidaient à tenir le coup.
Le vieux Gaspard était le confident idéal. Jour après jour, elle épanchait son cœur auprès de l’éléphant. Gaspard lui répondait avec ses bons yeux. Il posait sa trompe sur son épaule, tandis que la troupe des singes venait l’entourer, la câliner. Elle ressortait toujours raffermie après ces moments là. Elle était intimement persuadée que les animaux sont moins bêtes que les humains.
Depuis quelques jours, le cirque Ravanesky avait posé bagages aux Grandes Ventes. Ils avaient eu l’autorisation de la mairie pour s’installer au hameau de la Grande Rue. Nous étions à la fin du mois d’août, et le dimanche suivant, la fête de la moisson allait battre son plein comme tous les ans. Le cirque était l’opportunité afin de compléter les animations et faire de la fête un grand succès.
La fête de la moisson des Grandes Ventes drainait beaucoup de monde du canton de Bellencombre et des alentours.
Le cirque allait offrir, en plus de la traditionnelle kermesse, un spectacle pour les petits et les grands.
Depuis le lundi, Eva répétait son numéro sous la direction de Ravanesky. Il hurlait, tempêtait. Elle n’était jamais à la hauteur.
_ « Je te demande de faire trois salto arrière sur cette satanée corde, et tu rechignes, tu es vraiment trop nulle ! Tu as trop grossi, tu t’empâtes, tu as le cul lourd,…
Les « compliments » pleuvaient, …
Eva ne voyait plus la corde. A plus de 3 mètres de haut, elle risquait à tout moment de se rompre le cou.
Ravanesky continuait sa litanie : « - Tu es une incapable, tu ne sers à rien, … »
En pleurs, Eva rejoignit le sol. Elle se planta devant Ravanesky : »- J’en ai assez. Je regrette de ne pas être La Grande Odalisque. Elle, tu la regardes avec amour chaque jour que Dieu fait. Moi, je n’ai que dénigrement, haine et mépris. Je rêve d’être les yeux de ce tableau afin que tu me regardes avec amour et passion. Tu ne m’aime pas Je ne suis pour toi qu’un moyen, un numéro pour te faire du fric. »
Ravanesky était sidéré. Eva la douce Eva, lui tenait tête, elle qui ne l’avait jamais fait … Il ne comprenait pas. Elle sortit du chapiteau sans se retourner en lui criant : « - Je suis enceinte de trois mois.
Elle courut jusqu’à la grand route, déterminée à faire du stop et partir loin, très loin. Cette route est sur l’axe Dieppe – Paris. Elle est toujours très empruntée pour les camions qui roulent à un rythme endiablé.
Eva était perturbée, elle tremblait de tous ses membres. Elle ne voyait plus où elle mettait ses pieds, ses yeux étaient noyés de larmes. Elle trébucha et se déporta sur la route au moment où un camion passait. Il la bouscula, elle tomba. Dans sa chute, sa Tête heurta le trottoir.
La valse des pompiers commença, le SAMU, …
Elle fut transportée à l’hôpital de Dieppe. Ravanesky fut averti. Il était anéantit. Eva était dans un état critique. Elle était dans un coma profond. Dans l’accident, elle avait perdu son enfant. Ravanesky était fou de douleur.
Le cirque au grand complet avait été déplacé à Dieppe afin d’être tout près d’Eva.
Gaspard, le mâle dominant des éléphants força le passage du chapiteau, à la fin des répétitions. Les autres le suivirent. Les singes les imitèrent et montèrent à dos d’éléphant.
Ils s’arrêtèrent devant l’hôpital. Ils attendaient Eva. Ils restèrent ainsi plusieurs jours et plusieurs nuits prostrés dans la froidure des premiers jours de septembre. Ils se lassèrent et rejoignirent le cirque.
Le temps passait,
Eva était toujours dans le coma. Cependant, son esprit était toujours hyper actif. Elle se sentait légère. Elle voguait là où elle le désirait. Elle vint se fixer dans le regard de La Belle Odalisque. Jour après jour, elle regardait Ravanesky se réveiller et s’endormir. Mais lui, il ne regardait plus le tableau de la même façon depuis la tragédie d’Eva.
Quand son regard se posait sur La Belle Odalisque, il était chargé de colère et de haine. Eva souffrait de ce regard, même si elle savait qu’il ne lui était pas destiné.
Déjà un an qu’elle avait eu son accident. Ce matin là, Igor Ravanesky se réveilla avec un regard encore plus noir que d’habitude. Il se leva et décrocha le tableau. Il le claqua au sol et le piétina.
Eva regagna son corps. Elle ouvrit les yeux, se tourna vers la fenêtre et vit le soleil : elle revenait de loin.
Ravanesky fut désormais d’une grande douceur. Il l’aima et la chérit tel qu’il aurait toujours dû le faire. Il ne voulait plus qu’elle monte sur une corde.
Souhaitant continuer à travailler, elle prit la direction d’un numéro de domptage avec les éléphants et les singes. Le cirque Ravanesky rencontrait un vif succès.
Ravanesky et Eva étaient chaque jour de plus en plus heureux et amoureux l’un de l’autre.
Pour leurs vieux jours, ils s’installèrent aux Grandes ventes. Leur maison était l’attraction des enfants du village. Ravanesky et sa femme avaient gardé les éléphants afin de leur offrir une retraite méritée auprès d’eux.
Si vous passez par les Grandes Ventes, pensez à l’histoire du cirque Ravanesky et peut être apercevrez-vous un éléphant, un des descendants du vieux Gaspard.
Et n’oubliez jamais, que les histoires d’amour peuvent finir bien à condition d’y mettre chacun du sien et de la bonne volonté.
Bénédicte Mouchard